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   Jakobson

LA NOTION DE SIGNIFICATION GRAMMATICALE SELON BOAS

The man killed the bull (" L'homme tua le taureau"). Les gloses de Boas sur cette phrase, dans sa brève esquisse Language (1938), constituent une de ses plus pénétrantes contributions à la théorie linguistique. " Dans la langue ", dit Boas, " l'expérience à communiquer est classée suivant un certain nombre d'aspects distincts ". C'est ainsi que dans les phrases " l'homme tua le taureau " et " le taureau tua l'homme ", l'inversion dans l'ordre des mots exprime des expériences différentes. ( ..... )

La grammaire, d'après Boas, choisit, classe, et exprime différents aspects de l'expérience, et, de plus, elle remplit une autre fonction importante -. " elle détermine quels sont les aspects de chaque expérience qui doivent être exprimés ". Boas indique avec finesse que le caractère obligatoire des catégories grammaticales est le trait spécifique qui les distingue des significations lexicales :

" Quand nous disons : The man killed the bull, nous entendons qu'un homme unique et défini a tué, dans le passé, un taureau unique et défini. Il ne nous est pas possible d'exprimer cette expérience de telle manière qu'un doute subsiste sur le fait qu'il s'agit d'une personne définie ou indéfinie (ou d'un taureau défini ou indéfini), d'une ou de plusieurs personnes (ou taureaux), du présent ou du passé. Nous avons à choisir parmi les aspects, et l'un ou l'autre doit être choisi. Les aspects obligatoires sont rendus par le moyen de procédés grammaticaux ."
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Le choix d'une forme grammaticale par le locuteur met l'auditeur en présence d'un nombre défini d'unités (bits) d'information. Cette sorte d'information a un caractère obligatoire pour tout échange verbal à l'intérieur d'une communauté linguistique donnée. De plus, des différences considérables caractérisent l'information grammaticale véhiculée par les différentes langues. C'est ce que Franz Boas, grâce à son étonnante maîtrise des multiples modèles sémantiques du monde linguistique, avait parfaitement compris :

" Les aspects choisis varient fondamentalement suivant les groupes de langues. En voici un exemple : tandis que pour nous le concept du défini ou de l'indéfini (definiteness), le nombre et le temps sont obligatoires, dans une autre langue nous trouvons, comme aspects obligatoires, le lieu - près du locuteur ou ailleurs - et la source d'information - vue, entendue (c'est-à-dire connue par ouï-dire) ou inférée. Au lieu de dire " l'homme tua le taureau ", je devrais dire " cet (ces) homme(s) tue (temps indéterminé) vu par moi ce(s) taureau(x) " . "

A l'intention de ceux qui auraient tendance à tirer, d'une série de concepts grammaticaux, des inférences d'ordre culturel, Boas ajoute immédiatement que les aspects obligatoirement exprimés peuvent être nombreux dans telle langue et rares dans telle autre, mais que " la pauvreté des aspects obligatoires n'implique en aucune façon l'obscurité du discours. Quand c'est nécessaire, on atteint à la clarté en ajoutant des mots explicatifs. " Pour exprimer le temps ou la pluralité, les langues qui ne connaissent pas le temps ou le nombre grammatical recourent à des moyens lexicaux. C'est ainsi que la vraie différence entre les langues ne réside pas dans ce qu'elles peuvent ou ne peuvent pas exprimer mais dans ce que les locuteurs doivent ou ne doivent pas transmettre.
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La grammaire est un véritable ars obligatoria, comme disaient les scolastiques ; elle impose au locuteur des décisions par oui ou non. Comme Boas n'a cessé de le faire remarquer, les concepts grammaticaux d'une langue donnée orientent l'attention de la communauté linguistique dans une direction déterminée, et, par leur caractère contraignant, influencent la poésie, les croyances, et même la pensée spéculative, sans cependant diminuer la capacité, inhérente à toute langue, de s'adapter aux besoins suscités par les progrès de la connaissance.

En plus de ces concepts qui sont grammaticalisés, et par conséquent obligatoires, dans certaines langues, mais lexicalisés, et seulement facultatifs, dans d'autres, Boas entrevit que certaines catégories relationnelles sont obligatoires dans le monde entier :
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Quels aspects de l'information sont obligatoires pour n'importe quelle communication verbale dans le monde ? Quels autres ne le sont que dans un certain nombre de langues ? C'était là, pour Boas, le point décisif, qui séparait la grammaire universelle de là description grammaticale des langues isolées, et qui, de plus, l'autorisait à tracer une ligne de démarcation entre le domaine de la morphologie et de la syntaxe, avec leurs règles obligatoires, et le champ plus libre du vocabulaire et de la phraséologie. En anglais, dès que l'on emploie un nom, deux choix - l'un entre le pluriel et le singulier, l'autre entre le défini et l'indéfini - sont faits nécessairement, tandis que dans une langue indienne d'Amérique qui n'a pas de procédés grammaticaux pour exprimer le nombre et le concept du défini, la distinction entre " la chose ", " une chose ", " les choses " et " des choses " peut être, ou bien simplement passée sous silence, ou bien délibérément exprimée par des moyens lexicaux.

Il était clair pour Boas que toute différence dans les catégories grammaticales est porteuse d'une information sémantique.
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Chomsky, avec beaucoup d'ingéniosité, a tenté de construire une " théorie complètement non sémantique de la structure grammaticale ". Cette entreprise compliquée se révèle être en fait une magnifique preuve par l'absurde, qui rendra d'utiles services aux recherches actuelles sur la hiérarchie des significations grammaticales. Les exemples produits dans le livre de Chomsky, Syntactic Structures, peuvent servir à illustrer la manière dont Boas délimite la classe des significations grammaticales. Décomposons la phrase, prétendue absurde, Colorless green ideas sleep furiously " D'incolores idées vertes dorment furieusement " : nous en extrayons un sujet au pluriel, " idées ", dont on nous dit qu'il a une activité, " dormir "; chacun des deux termes est caractérisé --les " idées " comme " incolores " et " vertes ", le " sommeil " comme " furieux ". Ces relations grammaticales créent une phrase douée de sens, qui peut être soumise à une épreuve de vérité : existe-t-il ou non des choses telles que des idées incolores, des idées vertes, des idées qui dorment, ou un sommeil furieux ?
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L'agrammaticalité effective prive un énoncé de son information sémantique. Plus les formes syntaxiques et les concepts relationnels qu'elles véhiculent viennent à s'oblitérer, plus difficile est-il de soumettre le message à une épreuve de vérité, et seule l'intonation de phrase tient encore ensemble des " mots en liberté "
( ..... tels que ....) " Furieusement dormir idées vert incolore ".
Un énoncé tel que " Cela semble toucher à sa fin " dans sa version agrammaticale " fin toucher semble à sa " peut difficilement être suivi par la question : " Est-ce vrai ? " ou " En êtes-vous sûr ? " Des énoncés d'où toute grammaire a complètement disparu sont évidemment dénués de sens. Le pouvoir contraignant du modèle grammatical, reconnu par Boas, et qui contraste, comme il l'avait bien vu, avec la liberté relative qui règne dans le choix des mots, est mis en pleine lumière par une recherche sémantique dans le domaine du non-sens.

p. 197 à 205

Jakobson
Essais de linguistique générale
édition de minuit 1963

 

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