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   Martinet

i -8. La double articulation du langage

On entend souvent dire que le langage humain est articulé. Ceux qui s'expriment ainsi seraient probablement en peine de définir exactement ce. qu'ils entendent par là. Mais il n'est pas douteux que ce terme corresponde à un trait qui caractérise effectivement toutes les langues. Il convient toutefois de préciser cette notion d'articulation du langage et de noter qu'elle se manifeste sur deux plans différents : chacune des unités qui résultent d'une première articulation est en effet articulée à son tour en unités d'un autre type.
La première articulation du langage est celle selon laquelle tout fait d'expérience à transmettre, tout besoin qu'on désire faire connaître à autrui s'analysent en une suite d'unités douées chacune d'une forme vocale et d'un sens. Si je souffre de douleurs à la tête, je puis manifester la chose par des cris. Ceux-ci peuvent être involontaires dans ce cas ils relèvent de la physiologie. Ils peuvent aussi être plus ou moins voulus et destinés à faire connaître mes souffrances à mon entourage. Mais cela ne suffit pas à en faire une communication linguistique. Chaque cri est inanalysable et correspond à l'ensemble, inanalysé, de la sensation douloureuse. Tout autre est la situation si je prononce la phrase j'ai mal à la tête. Ici, il n'est aucune des six unités successives j', ai, mal, à, la, tête qui corresponde à ce que ma douleur a de spécifique. Chacune d'entre elles peut se retrouver dans de tout autres contextes pour communiquer d'autres faits d'expérience : mal, par exemple, dans il fait le mal, et tête dans il s'est mis à leur tête. On aperçoit ce que représente d'économie cette première articulation : on pourrait supposer un système de communication où, à une situation déterminée, à un fait d'expérience donné correspondrait un cri particulier. Mais il suffit de songer à l'infinie variété de ces situations et de ces faits d'expérience pour comprendre que, si un tel système devait rendre les mêmes services que nos langues, il devrait comporter un nombre de signes distincts si considérable que la mémoire de l'homme ne pourrait les emmagasiner. Quelques milliers d'unités, comme tête, mal, ai, la, largement combinables, nous permettent de communiquer plus de choses que ne pourraient le faire des millions de cris inarticulés différents.
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Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l'avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l'ensemble tête veut dire " tête " et l'on ne peut attribuer à tê- et à -te des sens distincts dont la somme serait équivalente à " tête ". Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d'unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d'autres unités comme bête, tante ou terre. C'est ce qu'on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d'économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative rninima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l'être humain. Grâce à la seconde articulation, les langues peuvent se contenter de quelques dizaines de productions phoniques distinctes que l'on combine pour obtenir la forme vocale des unités de première articulation : tête, par exemple, utilise à deux reprises l'unité phonique que nous représentons au moyen de /t/ avec insertion entre ces deux /t/ d'une autre unité que nous notons /e/.

p. 13,14,15




Ch. 1.17 Les unités discrètes
Les mots pierre /pier/ et bière /bier/ ne se distinguent que par l'emploi dans l'un du phonème /p/ là où l'autre a /b/. On peut passer insensiblement de l'articulation caractéristique de /b/ à celle de /p/ en réduisant progressivement les vibrations des cordes vocales. Physiologiquement donc, nous trouvons ici la même continuité sans accroc que nous avons constatée pour la montée de la voix. Mais tandis que tout changement dans la montée de la voix entraînait une modification minime peut-être mais réelle du message, rien de tel ne se produit dans le cas des vibrations qui caractérisent /b/ par rapport à /p/. Tant qu'elles restent perceptibles, le mot prononcé sera compris " bière ". Mais lorsque est atteint un seuil, qui peut d'ailleurs varier selon le contexte et la situation, l'auditeur comprendra " pierre ", c'est-à-dire que l'initiale ne sera plus interprétée comme /b/, mais comme /p/. Le sens du message changera donc du tout au tout. Si le locuteur articule mal, ou s'il y a du bruit et que la situation ne facilite pas ma tâche d'auditeur, je pourrai hésiter à interpréter ce que j'entends comme c'est une bonne bière ou c'est une bonne pierre. Mais je devrai nécessairement choisir entre l'une ou l'autre interprétation. La notion d'un message intermédiaire ne fait aucun sens. De même qu'on ne peut rien concevoir qui soit un peu moins " bière " et un peu plus " pierre ", on ne saurait envisager une réalité linguistique qui ne serait pas tout à fait /b/ ou serait presque /p/-, tout segment d'un énoncé reconnu comme du français sera nécessairement identifiable ou comme /b/ ou comme /p/ ou comme un des 32 autres phonèmes de la langue. On résume tout ceci en disant que les phonèmes sont des unités discrètes. p. 22,23

Martinet, " Eléments de linguistique générale " - A.Colin 1970

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