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   Walter

Evolution naturelle et évolution dirigée

Après le XVIe siècle, il est difficile de retrouver les tendances naturelles de la langue à partir de ses manifestations, car les grammairiens interviennent sans cesse pour l'unifier et la fixer.
A partir du XVIIe siècle, il faudra donc toujours faire la part des interventions venues " d'en haut ", qui freinent, canalisent ou contrarient les évolutions linguistiques résultant des nouveaux besoins communicatifs.
Les pages suivantes décrivent les tendances qui se manifestent au cours du XVIe siècle sur le plan de la prononciation, de la grammaire et du vocabulaire, juste avant que les amoureux du " bon usage " ne brouillent les pistes en agissant en sens inverse.

La valse-hésitation des consonnes finales

C'est sans effort et sans même y penser que nous prononçons tous aujourd'hui mer ou enfer en faisant sonner le r, mais nous ne le faisons pas pour aimer ou chauffer, prononcés comme aimé ou chauffé. Pourquoi ?
S'agirait-il d'une règle particulière aux infinitifs ? Non, puisque nous disons mourir et pouvoir, en prononçant le r final. D'autre part, nous disons tous cahier, fusil, tabac ou bonnet sans prononcer non plus la consonne finale, mais nous la prononçons dans hier, péril, sac ou net. Dans tous ces cas, l'usage oral est aujourd'hui parfaitement fixé et ne tient pas compte de l'orthographe, qui comporte dans tous ces cas une consonne finale.
Pour d'autres mots, l'usage est moins bien établi, et la consonne finale est prononcée par certains et supprimée par d'autres :
almanach chenil nombril
ananas circonspect. persil
août exact sourcil
but fait (un) suspect..
cerf gril

Comment déterminer le bon usage ?
Une enquête récente sur la prononciation d'un groupe de personnes de tous âges, de résidence parisienne et très scolarisées, montre que, pour ces mots, les usages sont partagés : ce sont les mots les moins fréquents (comme chenil ou cerf) qui sont prononcés en majorité avec la consonne finale, tandis que, pour les plus fréquents (comme persil ou sourcil), c'est la prononciation sans consonne finale qui l'emporte.
Telle est l'image de la réalité d'aujourd'hui, qui montre que l'usage n'est pas complètement établi sur ce point.

Le désordre de nos liaisons

Pour comprendre la situation anarchique actuelle, il faut remonter à la fin du XIIe siècle, époque à partir de laquelle toute consonne finale de mot :
- se prononce uniquement quand le mot suivant commence par une voyelle ;
- ne se prononce pas, quand le mot suivant commence par une consonne.
Exemple : petit-t-enfant mais peti garçon.
Nous reconnaissons là les débuts de ce que nous appelons la liaison, qui, pendant des siècles, ne connaissait pas d'exception. Telle était la règle au XVIe siècle : aucune consonne finale ne se prononçait à moins d'être suivie par une voyelle. (Cf. encadré, (*)

Consonne finale prononcée ou non ?

De nos jours, seules les consonnes finales de certains mots sont soumises aux règles de la liaison. En effet, des mots comme bac, péril, bonheur ou nef ne sont jamais soumis aux phénomènes de liaison : leur consonne finale se prononce toujours. Mais des mots comme trop, heureux, tout, petit (ainsi que beaucoup d'autres), qui se terminent également par une consonne écrite, sont prononcés comme dans l'ancienne langue, c'est-à-dire sans consonne finale, sauf en liaison, lorsque le mot suivant commence par une voyelle: j'en ai tro, tro grand mais trop-p-étroit ; père heureu, heureu père mais heureu-z-événement, etc. De plus, cette liaison devant voyelle n'est pas constante.
Comment a-t-on pu passer de la régularité décrite par les grammairiens du XVIe siècle, lorsque tous les mots subissaient le même traitement, à l'arbitraire de la prononciation actuelle, qui défie l'orthographe et déroute les étrangers qui veulent apprendre le français ?
Le point de rupture se situe vers le milieu du XVIe siècle : on constate alors que les consonnes finales sont progressivement réintroduites dans la prononciation, en partie sous l'action des grammairiens. Toutefois, leurs avis ne vont pas toujours dans le même sens et chaque mot a finalement son histoire particulière. Nous savons, par exemple, que les puristes du XVIIe recommandaient de dire mouchoi pour mouchoir, et que Vaugelas préconisait de dire couri et non pas courir. De même, on considérait alors i faut comme la bonne prononciation et il faut comme pédant et provincial. A l'inverse, au XVIIIe siècle, certains grammairiens stigmatisaient la prononciation tiroi (pour tiroir), qu'ils trouvaient vulgaire.
Plus près de nous, nous savons que, jusqu'au début du XIXe siècle, péril s'est prononcé péri et qu'au milieu du XXe siècle on hésitait entre bari et baril. En 1987, la forme bari (sans ' 1 ' prononcé) n'a pas complètement disparu des usages, puisqu'elle a été employée par le journaliste Jean Amadou au cours d'une émission de télévision.

Chaque mot a son histoire

En observant la langue d'aujourd'hui, on constate que les interventions des grammairiens en faveur de la réintroduction de ces consonnes finales dans la prononciation n'ont pas abouti dans tous les cas : tous les verbes en -er, qui sont les plus nombreux, ont finalement gardé leur prononciation sans r final, alors que ceux en -ir et en -oir, après avoir été prononcés sans r final, ont ensuite suivi les prescriptions de l'orthographe : c'est ainsi que l'on prononce toujours le r dans finir et dans pouvoir, alors qu'on ne le prononce plus dans aimer ou chanter.
Certaines réfections ont été immédiates ; d'autres, comme le suffixe en -eur, n'ont abouti qu'au XVIIIe siècle. Dans la langue d'aujourd'hui, nous avons encore des traces de l'ancienne prononciation sans r, tout d'abord dans monsieur, mais aussi dans des termes comme piqueur, encore prononcé piqueu par les adeptes de la chasse à courre, mais piqueur par ceux qui ignorent tout des traditions de la vénerie. Moins bien acceptée, la forme boueux, pour éboueur, semble aujourd'hui en régression.

Les e deviennent muets

Il est difficile d'imposer par décision arbitraire des prononciations qui vont à l'encontre des tendances naturelles des usagers, et, si cette intervention des grammairiens a pu réussir en partie, on peut penser qu'elle a dû être aidée par des circonstances favorables : les liaisons ont dû jouer un rôle dans le rétablissement des consonnes finales, car elles rappelaient constamment aux usagers l'existence de ces consonnes latentes. A cela s'ajoutait probablement la graphie, gardienne de l'identité formelle. Mais ce n'est pas tout.
C'est au XVIe siècle que se précise aussi la tendance, amorcée au siècle précédent, de ne pas prononcer le e final des mots, cette voyelle qui était la plus fréquente de la langue. Dans mère, faire ou dire, mots jusque-là prononcés en deux syllabes, la voyelle finale devient muette, malgré les grammairiens qui continuent encore à préconiser de l'articuler, ne serait-ce que faiblement. A la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, la chute de cette voyelle est si générale dans les usages pris comme référence que tous les grammairiens sont finalement unanimes pour reconnaître cette réalité.
Là conséquence la plus directe de la chute de cette voyelle finale (notre " e muet "), c'est que la consonne précédente devient à son tour consonne finale: dire se prononce dir, sans e final.
L'existence de verbes comme dire ou faire, dont le r était devenu final dans la prononciation, a pu favoriser le retour du -r prononcé dans les infinitifs en -ir et en -oir (finir, pouvoir ... ). Si ce retour n'a pas pu s'opérer pour les infinitifs en -er (aimer, chanter .. ), c'est que, par leur grande fréquence dans la langue parlée, ils ont dû opposer une résistance insurmontable aux prescriptions des puristes.

Henriette Walter, "le français dans tous les sens" p 96, 97, 98

(*)

  LES LIAISONS AU XVIe SIECLE

Les grammairiens du XVIe siècle nous donnent des règles très précises pour l'emploi des liaisons.
Sylvius (Jacques Dubois) écrit en 1531 " A la fin du mot nous écrivons mais nous ne prononçons pas l's ou les autres consonnes, excepté lorsqu'elles sont suivies d'une voyelle, ou placées à la fin d'une phrase, ainsi nous écrivons les femmes sont bonnes mais nous prononçons les avec un son élidé, femme sans s, son sans t, bones."
Un autre grammairien, Henri Estienne, en donne en 1582 une représentation quasi phonétique :
  ... que nou ne vivon depui troi mois en cete ville.
Remarquons que dans cette fin de phrase, seul le mot mois est graphié avec la consonne finale s. qui se prononce, puisque ce mot se trouve devant un mot commençant par une voyelle, ce qui n'est pas le cas de nou, vivon, depui et troi".

Henriette Walter, "le français dans tous les sens" p98

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