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      Yaguello

Vue sous un angle utilitaire, la polysémie (comme l'homophonie qu'on verra plus loin) représente une économie de signes (d'où l'image de la fourmi). A un signifiant unique peuvent correspondre des signifiés différents. Le prix à payer est le risque de l'ambiguïté. C'est cette ambiguïté qui en fait le procédé privilégié des cruciverbistes.
C'est la polysémie qui est exploitée dans les définitions que voici

ne sont jamais neuves quand elles sont reçues (idées)
doivent être épluchées quand elles sont gonflées (additions)

doit réfléchir sans penser (miroir)
vide les baignoires pour remplir les lavabos (entracte)

C'est aussi le ressort des devinettes que se transmettent, de génération en génération, les écoliers : la série des " combles ", celle des " ressemblances " et des " différences ".

le comble de la lâcheté : reculer devant une horloge qui avance.

le comble de l'odorat: : sentir sa fin approcher ; pour un facteur: n'être pas affranchi; pour un livre : n'être pas à la page; etc.

la différence entre l'étudiant et la rivière : l'étudiant doit quitter son lit pour suivre son cours tandis que la rivière suit son cours sans quitter son lit,- le peintre et le coiffeur se ressemblent parce qu'ils peignent tous les deux; etc.

" Rodrigue, as-tu du coeur? - Non, j'ai du pique et du carreau " fait également partie de notre folklore enfantin.
De nombreux auteurs, enfin, exploitent la polysémie sous forme de maximes ou de titres frappants (faisant usage d'une figure de style dite antanaclase), à commencer par Jésus : " Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église "

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L'homophonie qu'exploite le folklore enfantin a valeur à la fois ludique et pédagogique, car elle a pour fonction d'attirer l'attention des écoliers sur l'existence de l'homophonie en tant que problème non seulement de sens mais aussi d'orthographe : Il était une fois, dans la ville de Foix, une marchande de foie, qui vendait du foie, elle se dit: " ma foi, c'est la dernière fois ... ", etc. ; Troie en Asie Mineure, Troyes en Champagne et le chiffre trois...
La frontière n'est d'ailleurs pas toujours nette entre polysémie, homonymie et homophonie. Un enfant non scolarisé ou un illettré ne peuvent pas en avoir la même perception qu'un adulte qui maîtrise l'orthographe. Au niveau du calembour, du jeu de mots, on ne fait pas de distinction. La différenciation se fonde sur l'histoire de la langue telle qu'elle apparaît à travers l'orthographe. Si l'on accepte de s'abstraire de cette dernière, le problème se limite à une opposition très simple entre :
(1) les cas où les locuteurs sont conscients d'utiliser " le même mot " dans des sens différents (polysémie);
(2) les cas où ils ont conscience d'utiliser des mots " différents ", nettement séparés, qu'il y ait ou non identité graphique, et entre lesquels ils ne sauraient établir ni parenté étymologique, ni lien logique (sein, saint, sain, ceint , par exemple).
On peut dire que deux sens différents d'un même mot (polysémie) sont perçus comme deux mots différents (homonymie) à partir du moment où les locuteurs ont perdu conscience de tout lien de nature métaphorique ou métonymique entre le sens premier et les sens dérivés, en un mot lorsque les figures sont non seulement éteintes, mais enfouies au point qu'on ne peut plus reconstruire leur origine. Ainsi, le mot " grève " désignant un arrêt de travail et le mot " grève " désignant une plage caillouteuse sont-ils perçus comme homonymes, alors qu'historiquement ils constituent un seul et même mot (le lien s'établissant à travers la place de Grève à Paris près du Pont-Neuf où se produisirent les premiers rassemblements de travailleurs mécontents) .
Avec le mot " grève ", nous avons deux homonymes du point de vue de la langue contemporaine, et un seul mot polysémique du point de vue historique.

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On ne peut produire des énoncés totalement ambigus que lorsque tous les mots de la phrase sont des homophones pouvant appartenir à plusieurs classes syntaxiques:

la belle porte le voile 1
(1) belle: adjectif; porte : nom; le : pronom objet; voile : verbe
(2) belle : nom; porte : verbe; le : article; voile : nom

Mais il faut se lever de bon matin pour trouver de telles phrases, qui d'ailleurs ne sont pas ambiguës à l'oral puisque la pause et l'accent tonique les délimiteraient:
la belle # porte le voile
la belle porte # le voile

Le dialogue de sourds, le malentendu, le quiproquo bien entendu existent, souvent involontairement drôles. Mais le jeu de mots n'est drôle que parce que l'ambiguïté, affirmée comme virtuelle, est néanmoins levée pour le destinataire: locuteur et interlocuteur doivent être de connivence, complices, pour que le jeu de mots joue son rôle, atteigne son but de lien social. Il joue donc sur une pseudo-ambiguïté. Quant aux calembours, s'ils sont d'autant meilleurs qu'ils sont plus approximatifs, c'est que, justement, l'effet de distorsion volontaire en est souligné : la dérision est accentuée par un rapprochement inattendu. C'est l'équivoque du sens, non l'ambiguïté, qui produit l'humour.

Marina Yaguello , " Alice au pays du langage " Seuil

extraits du ch. XIII , " La cigale et la fourmi "

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